" Avant de vous présenter un travail archéologique
entrepris ici même, dans cette ancienne loge de concierge, je
voudrais attirer votre attention sur quelques points ayant trait aux
labours. Notre
système d’écriture fonctionne avec un tracé
de gauche à droite. Mais beaucoup d’autres systèmes
d’écriture, utilisent d’autres tracés. L’un
d’eux consiste à changer alternativement de sens à
chaque ligne : le parcours s’effectue de gauche à droite
puis de droite à gauche et ainsi de suite. C’est le cas
du grec ancien. Il y a de très beaux exemples d’écriture
créto mycénienne boustrophédon. Car on nomme
boustrophédon ce type de tracé. Ce mot vient du mot
grec boustrophêdón, construit avec les mots
« bœuf » et « action de tourner ».
Dans l’antiquité romaine la création d’une
ville était précédée (selon un rite étrusque)
par un geste fondateur qui consistait à tracer un sillon délimitant
le pourtour de la future cité.
« …. Puis on traça les limites de la ville à
la manière d’un cercle autour de ce centre. Le fondateur,
ayant mis à sa charrue un soc d’airain, y attelle un
boeuf et une vache, puis les conduit en creusant sur la ligne circulaire
qu’on a tracée un sillon profond. Des hommes le suivent,
qui sont chargés de rejeter en dedans les mottes que la charrue
soulève et de n’en laisser aucune en dehors. C’est
cette ligne qui marque le contour des murailles ; elle porte le nom
de pomerium, mot syncopé qui signifie “ derrière
ou après la muraille ”. Là où l’on
veut intercaler une porte, on retire le soc, on soulève la
charrue et on laisse un intervalle. Aussi considère-t-on comme
sacré le mur tout entier, à l’exception des portes.
PLUTARQUE, Vie de Romulus, 11, 1-5.
Le
pomerium est une zone particulièrement intéressante.
« Ce mot, si l’on ne regarde que l’étymologie
[postmoerium], signifie les boulevards ; mais il désigne
plutôt la zone autour des murailles [circamoerium],
cet endroit que les Étrusques jadis, quand ils fondaient une
ville, bornaient avec rigueur et consacraient d’après
les augures comme emplacement des murailles; (…) et à
l’extérieur il y avait une bande de terrain libre de
toute activité humaine. C’est cet espace, où l’on
ne devait rien bâtir ni cultiver, que les Romains appellent
“ pomerium ”, à la fois parce qu’il
est derrière le mur et le mur derrière lui.
TITE-LIVE, Histoire romaine, I, 44, 4-5.
La
ville ainsi s’entoure de murailles et d’une zone sans
activités.
On
retrouve encore de nos jours une définition intéressante
des marges liées aux labours.
Le mot talvera est un terme occitan désignant le bord
du champ qui doit être labouré autrement, du fait de
la nécessité de faire tourner l’attelage dans
son parcours boustrophedon.
Frédéric
Mistral donne au mot talvera ou tauvera la définition
suivante "lisière d'un champ, partie que la charrue ne
peut atteindre, où il faut tourner les bœufs ".
[...]
En
regardant de près les différents gestes plus ou moins
ritualisés qui précédent les créations
proprement dites on retrouve immanquablement celui de délimiter,
de circonscrire un espace (ou une durée). Il peut s’agir
du lieu même de la création (l’atelier du peintre,
la table d’écriture, etc. ou du support de la création
: la toile, la feuille, le mur ou l’écran. On connaît
la capacité de cet espace délimité, détaché,
à être relié au monde.
On peut négliger ou banaliser ce geste fondateur où
l’autoriser à prendre de l’ampleur.
J’ai
eu l’occasion de réaliser dans cette loge en 2007 une
intervention ayant un caractère à la fois archéologique
et pictural. Ce fut dans le cadre du projet « Loges l’art
à lieu ». Cette intervention fut pionnière et
suivi de quelques autres, dans une loge de Concierge à Grigny,
dans quelques ateliers d’artistes amis, dans un bâtiment
ancien abritant les précieux herbiers de la Ville de Genève.
Voici le processus de réalisation de ces interventions.
Sur le mur, à l'endroit qui convient, dessiner un carré,
petit ou grand selon le lieu. A l'intérieur de cette surface
poncer les différentes couches de peinture, d'enduit ou de
papier témoignant de l'histoire du mur. A la manière
d'un archéologue, prendre soin de laisser visible une petite
lisière de chaque couche. Cette bordure est une "peinture
déjà-là". Son importance est fonction du
nombre de couches rencontrées.
Une fois atteint le plâtre ou la pierre brute on dispose du
support sur lequel on peut installer une peinture nouvelle (ou non).
La constitution de ce fait pictural (sans ajout de matière)
est en fait un passage du diachronique au synchronique : des couches
picturales autrefois opaques et successives se trouvent juxtaposées.
« succession » devient « juxtaposition » ;
« succession dans le temps » devient « succession
dans l'espace » ; « dissimulation» devient «
monstration »
J’ai donné à ces interventions le nom de Talvera
pictorialis,
En effet le mot talvera pourrait provenir d’une expression de
la langue d’oc des Corbières (tal-vera) signifiant
le lieu du champ d’où l’on
peut voir.
Il y a donc grand intérêt à introduire la notion
de talvera dans le domaine (j’allais dire dans le champ)
de la peinture.
Ce
qui me conduit à parler (enfin) de peinture.
(... )
Pourquoi ne pas prendre comme « fragments du réel »
la peinture elle-même et considérer la peinture comme
mise en place de dispositifs pour voir la peinture ?
Ce qui me conduit à penser la peinture comme création
de « faits picturaux ».Dans
ce cadre de recherche, il n’est pas sans intérêt
de concevoir des moyens pour relier entr’eux des faits picturaux
d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui,
réels et imaginaires. Je
vais donc vous raconter quelques histoires ayant trait à la
peinture."
C'est
ainsi qu'il y fut aussi question dans cette conférence d’une
étrange découverte picturale dans le hameau de la Cheirade
en Creuse, de montées des eaux, de boîtes à couleur,
d’offrandes des couleurs et
de l’apparition de Nodulea
pictorialis…
le
texte de cette conférence a été publié
en mai
2012, sous le titre Talvera pictorialis, dans "Hommage
aux marges" / inédits thésaurisés
et introduits par May Livory / éditions Barde
la lézarde et le Bruit des autres.