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JEANPIERRE BRAZS / conférence
TALVERA PICTORIALIS / CONTES PICTURAUX
La Loge de la Concierge, Paris, 24 septembre 2008



" Avant de vous présenter un travail archéologique entrepris ici même, dans cette ancienne loge de concierge, je voudrais attirer votre attention sur quelques points ayant trait aux labours. Notre système d’écriture fonctionne avec un tracé de gauche à droite. Mais beaucoup d’autres systèmes d’écriture, utilisent d’autres tracés. L’un d’eux consiste à changer alternativement de sens à chaque ligne : le parcours s’effectue de gauche à droite puis de droite à gauche et ainsi de suite. C’est le cas du grec ancien. Il y a de très beaux exemples d’écriture créto mycénienne boustrophédon. Car on nomme boustrophédon ce type de tracé. Ce mot vient du mot grec boustrophêdón, construit avec les mots « bœuf » et « action de tourner ».

Dans l’antiquité romaine la création d’une ville était précédée (selon un rite étrusque) par un geste fondateur qui consistait à tracer un sillon délimitant le pourtour de la future cité.
« …. Puis on traça les limites de la ville à la manière d’un cercle autour de ce centre. Le fondateur, ayant mis à sa charrue un soc d’airain, y attelle un boeuf et une vache, puis les conduit en creusant sur la ligne circulaire qu’on a tracée un sillon profond. Des hommes le suivent, qui sont chargés de rejeter en dedans les mottes que la charrue soulève et de n’en laisser aucune en dehors. C’est cette ligne qui marque le contour des murailles ; elle porte le nom de pomerium, mot syncopé qui signifie “ derrière ou après la muraille ”. Là où l’on veut intercaler une porte, on retire le soc, on soulève la charrue et on laisse un intervalle. Aussi considère-t-on comme sacré le mur tout entier, à l’exception des portes.
PLUTARQUE, Vie de Romulus, 11, 1-5.

Le pomerium est une zone particulièrement intéressante.
« Ce mot, si l’on ne regarde que l’étymologie [postmoerium], signifie les boulevards ; mais il désigne plutôt la zone autour des murailles [circamoerium], cet endroit que les Étrusques jadis, quand ils fondaient une ville, bornaient avec rigueur et consacraient d’après les augures comme emplacement des murailles; (…) et à l’extérieur il y avait une bande de terrain libre de toute activité humaine. C’est cet espace, où l’on ne devait rien bâtir ni cultiver, que les Romains appellent “ pomerium ”, à la fois parce qu’il est derrière le mur et le mur derrière lui.
TITE-LIVE, Histoire romaine, I, 44, 4-5.

La ville ainsi s’entoure de murailles et d’une zone sans activités.

On retrouve encore de nos jours une définition intéressante des marges liées aux labours.
Le mot talvera est un terme occitan désignant le bord du champ qui doit être labouré autrement, du fait de la nécessité de faire tourner l’attelage dans son parcours boustrophedon.

Frédéric Mistral donne au mot talvera ou tauvera la définition suivante "lisière d'un champ, partie que la charrue ne peut atteindre, où il faut tourner les bœufs ".

[...]

En regardant de près les différents gestes plus ou moins ritualisés qui précédent les créations proprement dites on retrouve immanquablement celui de délimiter, de circonscrire un espace (ou une durée). Il peut s’agir du lieu même de la création (l’atelier du peintre, la table d’écriture, etc. ou du support de la création : la toile, la feuille, le mur ou l’écran. On connaît la capacité de cet espace délimité, détaché, à être relié au monde.
On peut négliger ou banaliser ce geste fondateur où l’autoriser à prendre de l’ampleur.
J’ai eu l’occasion de réaliser dans cette loge en 2007 une intervention ayant un caractère à la fois archéologique et pictural. Ce fut dans le cadre du projet « Loges l’art à lieu ». Cette intervention fut pionnière et suivi de quelques autres, dans une loge de Concierge à Grigny, dans quelques ateliers d’artistes amis, dans un bâtiment ancien abritant les précieux herbiers de la Ville de Genève.

Voici le processus de réalisation de ces interventions.
Sur le mur, à l'endroit qui convient, dessiner un carré, petit ou grand selon le lieu. A l'intérieur de cette surface poncer les différentes couches de peinture, d'enduit ou de papier témoignant de l'histoire du mur. A la manière d'un archéologue, prendre soin de laisser visible une petite lisière de chaque couche. Cette bordure est une "peinture déjà-là". Son importance est fonction du nombre de couches rencontrées.
Une fois atteint le plâtre ou la pierre brute on dispose du support sur lequel on peut installer une peinture nouvelle (ou non).
La constitution de ce fait pictural (sans ajout de matière) est en fait un passage du diachronique au synchronique : des couches picturales autrefois opaques et successives se trouvent juxtaposées.
« succession » devient « juxtaposition » ; « succession dans le temps » devient « succession dans l'espace » ; « dissimulation» devient « monstration »

J’ai donné à ces interventions le nom de Talvera pictorialis,
En effet le mot talvera pourrait provenir d’une expression de la langue d’oc des Corbières (tal-vera) signifiant le lieu du champ d’où l’on peut voir.
Il y a donc grand intérêt à introduire la notion de talvera dans le domaine (j’allais dire dans le champ) de la peinture.

Ce qui me conduit à parler (enfin) de peinture.
(... )
Pourquoi ne pas prendre comme « fragments du réel » la peinture elle-même et considérer la peinture comme mise en place de dispositifs pour voir la peinture ?
Ce qui me conduit à penser la peinture comme création de « faits picturaux ».
Dans ce cadre de recherche, il n’est pas sans intérêt de concevoir des moyens pour relier entr’eux des faits picturaux d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, réels et imaginaires. Je vais donc vous raconter quelques histoires ayant trait à la peinture."

C'est ainsi qu'il y fut aussi question dans cette conférence d’une étrange découverte picturale dans le hameau de la Cheirade en Creuse, de montées des eaux, de boîtes à couleur, d’offrandes des couleurs et de l’apparition de Nodulea pictorialis

le texte de cette conférence a été publié en mai 2012, sous le titre Talvera pictorialis, dans "Hommage aux marges" / inédits thésaurisés et introduits par May Livory / éditions Barde la lézarde et le Bruit des autres.